La France présente une proportion structurellement élevée de salariés payés au Smic qui a atteint un niveau record avec la poussée d'inflation récente. Selon Olivier Redoulès, cela tient notamment à la place occupée par le services employant une main d’œuvre peu qualifiée et à la combinaison peu incitative d'un salaire minimal relativement élevé et des dispositifs d'aides socio-fiscaux. Augmenter fortement le Smic, et avec lui les coûts supportés par les entreprises, aurait in fine un effet adverse sur la pauvreté, cette dernière étant d'abord une question d'accès à l'emploi ou de temps partiel subi.

En 2023, le nombre de salariés du privé payés au Smic a atteint son niveau le plus élevé depuis 2005. Pour quelles raisons?

Effectivement, la proportion de salariés payés au salaire minimum a dépassé 17% dans le secteur privé. En France et selon la loi, le Smic est revalorisé sur la base de l’inflation de façon automatique. Or, en 2021 et surtout en 2022 et encore en 2023, l’inflation a été très forte du fait de l’envolée des prix importés de l’énergie, de matières premières, ou encore des transports. Mais les autres salaires n’ont pas suivi immédiatement car ils sont négociés au niveau des branches et des entreprises et que ces négociations obligatoires prennent du temps. En plus, toutes les entreprises n’ont pas eu les marges suffisantes pour revaloriser les rémunérations. C’est notamment le cas des entreprises de services qui n’ont pas toujours pu répercuter la hausse du Smic sur leurs prix. Cela dit, depuis quelques mois, les négociations permettent à la hiérarchie des salaires entre le Smic et les autres salaires – qui augmentent désormais plus vite que l’inflation - de se reconstruire progressivement.

N’y a-t-il pas des raisons plus structurelles à l’importance du nombre de "smicards" en France?

En temps normal, le taux des salariés au voisinage du Smic est de 12%, et une partie d’entre eux y reste durablement. Ce niveau relativement élevé reflète la structure de notre économie et la place occupée par les services employant une main d’œuvre peu qualifiée. Les personnes au Smic travaillent le plus souvent dans des secteurs très concurrentiels où les marges sont faibles et où il est difficile d’augmenter les prix. Le nombre important de "smicards "est dû aussi au fait que notre Smic est relativement élevé par rapport au salaire médian. En Allemagne, par exemple, les salaires sont davantage dispersés qu’en France.

La pauvreté touche plus des gens qui travaillent à temps partiel, ou qui ne travaillent pas du tout, que des salariés qui travaillent à temps plein au Smic. Autrement dit, la pauvreté est d’abord une question d’accès à l’emploi et de durée de travail.

Estimez-vous, comme d’autres économistes, que le Smic est inefficace pour lutter contre la pauvreté des salariés?

Le Smic est, en effet, un instrument inapproprié à manier pour réduire la pauvreté. Il peut y avoir un salaire minimal pour éviter des abus de l’employeur mais il devrait se situer beaucoup plus bas que le niveau actuel du Smic en France. La pauvreté touche plus des gens qui travaillent à temps partiel, ou qui ne travaillent pas du tout, que des salariés qui travaillent à temps plein au Smic. Autrement dit, la pauvreté est d’abord une question d’accès à l’emploi et de durée de travail. Il faut donc se pencher sur les contraintes matérielles qui éloignent de l’emploi ou qui empêchent de travailler à temps plein – des contraintes de mobilité géographique, de santé ou de garde d’enfants par exemple.

Etes-vous comme Gabriel Attal pour une "désmicardisation" de l’économie?

Derrière le débat sur la "désmicardisation" est la crainte que les salaires restent durablement tassés près du Smic. Pourquoi ? En raison du caractère non incitatif des aides socio-fiscales dont bénéficient les entreprises et les salariés au voisinage du Smic – allègements, prime d’activité, APL…- qui diminuent lorsque les salaires augmentent et qui conduiraient à des "trappes à bas salaires". C’est ce que pointe Gabriel Attal lorsqu’il dit que, près du Smic, pour un salaire supplémentaire de 100 euros, une entreprise doit payer 500 euros de plus en coût du travail.

Quand les partis de gauche proposent une augmentation de 14% du Smic, est-ce que ce n’est pas une mesure de justice sociale?

Je pense qu’il faut faire très attention lorsque le politique veut faire de la redistribution sur le dos des entreprises. En France, il y a de multiples instruments pour faire de la redistribution sociale, des aides, des impôts et surtout nos services publics. Les niveaux d’inégalités y sont très réduits: le ratio de niveau de vie entre les 10% des revenus les plus élevés et les 10% les moins élevés est un des plus faibles au monde. Il est important que les échelles salariales reflètent la réalité de la productivité du travail. Si les salaires sont bas c’est qu’il n’y a pas assez de valeur ajoutée produite. La hausse des salaires au sein des entreprises ne se décrète pas par des salaires minima légaux, elle se fait par des gains de productivité collectifs et, sur le plan individuel, par la mobilité professionnelle ascendante.

Une augmentation du Smic de 14% provoquerait un choc macro-économique de 5 à 10 milliards d’euros de masse salariale supplémentaire par an pour les entreprises concernées, peut-être davantage. Comment pourront-elles faire face? 

De fait, une augmentation du Smic de 14% provoquerait un choc macro-économique de 5 à 10 milliards d’euros de masse salariale supplémentaire par an pour les entreprises concernées, peut-être davantage. Comment pourront-elles faire face? Certaines ont des marges qu’elles pourraient rogner. Celles qui n’en ont pas – dans les secteurs de la propreté, la sécurité, le médico-social - devraient augmenter leurs prix, quand elles le peuvent, ou bien réduire leur activité, avec à la clé des destructions d’emplois. Dans les deux cas, les salariés seront globalement perdants en pouvoir d’achat, même si certains bénéficieront de la mesure. Et par ailleurs la hausse du Smic coûterait cher aux finances publiques, ce qui veut aussi dire de futures hausses d’impôts.

Quand on est au Smic, pour faire un bond salarial, il faut un investissement individuel considérable, se former, faire garder les enfants... En outre, certaines aides disparaissent lorsque vous gagnez un peu plus.

Certains estiment que le comportement des bénéficiaires du Smic joue également un rôle

Quand on est au Smic, pour faire un bond salarial, il faut un investissement individuel considérable: revenir sur les bancs de l’école ou de l’université pour se former, trouver des gardes d’enfant, avoir des moyens de mobilité géographique… Ce qui n’est pas toujours facile. En outre, certaines aides disparaissent lorsque vous gagnez un peu plus, ce qui constitue un frein supplémentaire. Enfin, le niveau de vie du salarié au Smic est proche de celui du salarié médian, ce qui donne assez peu de perspectives.

Des pays comme l’Espagne et l’Allemagne ont fortement augmenté le Smic sans que cela provoque de polémique…

Il faut être très prudent avec ces comparaisons internationales. Le niveau global des salaires est plus bas en Espagne qu’en France et l’économie y est plus dynamique, mais le choc sur le Smic pourrait la pénaliser sur la durée. L’Allemagne est dans une situation différente, avec une perte de compétitivité industrielle depuis 2015, date de la mise en place du salaire minimum justement.

Le niveau du salaire minimum tel qu’il existe en France, dévitalise le dialogue social et freine la progression salariale individuelle. S’il s’agissait de lutter contre la pauvreté, il devrait être calibré pour donner un revenu plus proche du seuil de pauvreté. 

Seriez-vous favorable à la suppression du salaire minimum légal?

Une option serait des salaires minimum conventionnels par branche. La Suède le pratique et ça fonctionne très bien avec des salaires plus élevés qu’en France et moins d’inégalités. Le niveau du salaire minimum tel qu’il existe en France, dévitalise le dialogue social et freine la progression salariale individuelle. S’il s’agissait de lutter contre la pauvreté, il devrait être calibré pour donner un revenu plus proche du seuil de pauvreté. Cela n’empêcherait pas d’avoir des salaires élevés. Au contraire, regardez ce qui se passe aux Etats-Unis !

Que préconisez-vous pour que le Smic soit vraiment utile à l’économie?

La "smicardisation" de l’économie provoque un tassement des grilles salariales et dissuade certains salariés - du privé et du public - de mieux se former car le gain à la clé est trop mince. Le gain à étudier pour un diplôme s’est aussi érodé. Désindexer le Smic pendant un certain temps offrirait une stabilité aux entreprises et laisserait du temps et de l’espace aux négociations salariales de branche ou au niveau des entreprises. Il faut donner plus de voix au dialogue social et plus d’incitation aux individus de mieux se former pour gagner plus. Cette désindexation du Smic réduirait, en outre, le poids des aides socio-fiscales pour l’Etat et les organismes sociaux.

Propos recueilli par Jannick Alimi

Le Smic est un instrument inapproprié pour réduire la pauvreté (Olivier Redoulès), Le Revenu, 30/08/2024