Depuis le début des années 90, la France a concentré l'effort d'allègement des prélèvements obligatoires sur le bas de l'échelle des salaires. Le résultat est mitigé car ce choix politique s'est fait au prix d'une surfiscalisation des emplois qualifiés en France relativement à nos voisins européens. Certes, le chômage a fondu mais, faute de créations suffisantes d'emplois qualifiés, le déclassement en cascade des jeunes diplômés a perpétué l'exclusion des personnes les moins qualifiées sur le marché du travail. Cette déqualification bride la capacité de croissance de l'économie française à moyen long terme.

Les politiques d'allègement des cotisations sociales sont trentenaires. Initiées à l'été 1993, elles répondaient à l'objectif de favoriser le retour à l'emploi des personnes les moins qualifiées, la catégorie de la population la plus durement touchée par le chômage de masse de l'époque. Ces dispositifs ont enflé au fil des ans, que ce soit en compensation de la réduction à 35 heures de la durée hebdomadaire du travail, ou en les étendant de manière dégressive jusqu'à 3,5 fois le Smic, jusqu'à peser 80 milliards d'euros pour les finances publiques.

Leur philosophie initiale perdure: c'est au bas de la distribution des qualifications et des salaires que ces allègements sont maximaux. La France affiche ainsi au niveau du Smic la somme des prélèvements sociaux et fiscaux sur le revenu du travail rapporté au salaire brut la plus basse des grands pays européens.

L'outil a-t-il atteint sa cible ? Oui: le chômage de masse a fondu même si l'évolution prochaine de l'emploi peut légitimement inquiéter. Non: l'insertion dans l'emploi des personnes peu formées a stagné. En 1993, le taux d'emploi des personnes âgées de 20 à 64 ans dont le niveau de formation initiale ne dépassait pas le brevet était de 55%. Trente ans plus tard, il est de… 55%. Le nombre de personnes concernées a certes chuté de 13 à 5,6 millions de personnes dans l'intervalle. Mais, même moins nombreuses, ces personnes ne sont pas plus souvent incluses dans l'emploi.

En 1993, le taux d'emploi des personnes âgées de 20 à 64 ans dont le niveau de formation initiale ne dépassait pas le brevet était de 55%. Trente ans plus tard, il est de ...55%.

Que s'est-il passé entre-temps ? Les emplois à faible niveau de rémunération ont bel et bien été créés, mais ils n'ont pas forcément été pourvus par les personnes les moins formées. Ce mouvement s'est fait au prix d'une déqualification croissante de la population. En 1993, environ 85% des personnes diplômées de niveau bac +2 occupaient un poste de cadre ou de profession intermédiaire onze ans et plus après leur sortie de l'école. En 2021, cette proportion n'est plus que de 67%, selon une note du Centre d'observation de la société. Un phénomène de file d'attente s'est formé dans lequel les moins qualifiés sont repoussés vers le bas.

Les bac +5 prennent ainsi la place des bac +3, qui prennent la place des bacheliers, etc. jusqu'à l'exclusion in fine de nombre des moins qualifiés. Au fil du temps, la priorité aux allègements de charge sur les bas salaires a insidieusement muté en choix politique devenu indiscutable pour un système qui crée des exclus de l'emploi d'une part et génère de la frustration en raison d'une insertion insatisfaisante dans l'emploi d'autre part.

Comment l'expliquer ? La contrepartie du faible niveau relatif du coin sociofiscal à hauteur du salaire minimum est une surfiscalisation du travail qualifié en France, que Rexecode montre dans une étude à paraître réalisée à la demande des entreprises de prestations intellectuelles de la branche Syntec.

Par rapport à un panel européen constitué de l'Allemagne, de l'Espagne, de l'Italie et des Pays-Bas, les prélèvements sur le travail représentent 6 points de salaire brut en plus en France en moyenne entre 1,4 et 2,5 Smic. L'écart monte à 11 points entre 2,5 et 3,5 Smic. Il dépasse 20 points à partir de 6 Smic. Ce handicap de compétitivité-coût n'est qu'atténué quand on le corrige de l'avantage de couverture sociale dont bénéficient les salariés en France. Il se paie par une moindre capacité à créer des emplois hautement qualifiés du fait de leur coût relatif.

Les entreprises ne s'y trompent pas. Leurs choix s'expriment cruellement à la lecture d'une étude récente de l'Insee sur les délocalisations et relocalisations d'activités intervenues entre 2018 et 2020: les premières ont plutôt concerné des activités riches en travail qualifié quand les secondes comptaient davantage d'activités peu qualifiées.

Est ainsi perpétuellement ravivé et entretenu le conflit entre l'objectif de court terme de la création d'emplois conditionnelle à son coût et l'impératif de moyen-long terme de création d'emplois de haut niveau de qualification et de rémunération. L'absence de vision claire pour le second terme de l'alternative porte atteinte à notre croissance à long terme. Sans parler de ses conséquences sociales et politiques.

> Chronique de Denis Ferrand parue dans Les Echos du 10 décembre 2024 sous le titre "Trente ans de préférence française pour la déqualification".

> voir aussi l'interview de Denis Ferrand : Le coût du travail en France, ce mal auto-infligé qui prive le pays d’emplois qualifiés, Atlantico, 15 décembre 2024