Focus
Synthèse conjoncturelle hebdo
La Stratégie nationale bas carbone (SNBC) et la Programmation Pluriannuelle de l'énergie (PPE) fournissent des trajectoires de décarbonation et de transition énergétique d'ici 2050 pour la France. Rexecode salue cet exercice de prospective indispensable pour éclairer les acteurs économiques face au défi du changement climatique. En réponse à la consultation publique ouverte à l'automne 2024 sur la stratégie française énergie climat, notre pôle Climat avance six recommandations pour que la nécessaire conciliation entre objectifs climatiques et économiques soit mieux prise en compte.
Le Gouvernement a organisé du 4 novembre au 16 décembre 2024 une concertation sur la Stratégie française pour l’énergie et le climat. Dans sa contribution au débat ou "cahier d'acteur", le Pôle Energie-Climat de Rexecode salue le travail de prospective et d'information fourni. La SNBC et la PPE établissent des trajectoires de décarbonation et d’évolution énergétique indispensables pour donner une vision et une orientation communes aux acteurs économiques.
Toutefois, ces plans gagneraient à intégrer de manière plus approfondie la nécessaire conciliation entre objectifs climatiques et objectifs économiques. Nous formulons six recommandations visant notamment une meilleure estimation de l'efficacité-coût des politiques climatiques et de leurs interactions avec la sphère économique et financière, ainsi que le développement de solutions innovantes sur notre territoire. En plaçant ces priorités au cœur de sa stratégie nationale, la France peut transformer la transition énergétique en un levier de compétitivité et de souveraineté, tout en jouant un rôle clé dans la décarbonation mondiale.
L’exercice de prospective, de partage d’information et de définition des trajectoires de décarbonation et d’évolution du système énergétique proposé par les deux documents (SNBC3 et PPE3) doit être salué.
Il est le résultat d’un travail conséquent qui sera très utile. Ces documents sont en effet essentiels pour donner de la visibilité et un point de référence commun, permettant aux acteurs économiques - entreprises, ménages et administrations - d’anticiper autant que possible les évolutions réglementaires, économiques et environnementales qui se dessinent.
En offrant une vision commune à tous les acteurs, ces exercices devraient permettre de renforcer la cohérence des politiques publiques, d’encourager les investissements et l’innovation, et donc la transformation des systèmes économiques
De notre point de vue, cet exercice gagnerait néanmoins à mettre bien davantage encore au centre de l’exercice la recherche des voies et moyens de la nécessaire conciliation entre les objectifs de décarbonation et les objectifs de croissance économique.
Deux voies extrêmes sont sans issues. La recherche de la croissance économique à tout prix, qui sacrifierait la stabilité du climat et poserait d’autres problèmes environnementaux, ne serait simplement pas soutenable. A l’inverse, la poursuite de trajectoires de décarbonation ne tenant pas suffisamment compte des attentes des français en termes de progression du pouvoir d’achat, d’emploi etc… n’aboutirait pas non plus à l’équilibre de prospérité recherché. Il s’agit bien d’atteindre un objectif de double soutenabilité: économique et environnementale.
Cette recommandation d’ordre général que nous formulons se décline en six voies d’amélioration plus concrètes que nous évoquons brièvement ci-après. Ces recommandations s’appuient notamment sur des travaux développés au sein de Rexecode ces dernières années.
La transition énergétique repose sur un large éventail de décisions prises par des acteurs décentralisés : entreprises, ménages, collectivités. Il ne suffit évidemment pas de fixer des objectifs pour que les comportements des acteurs s’ajustent spontanément. L’État a un rôle clé à jouer dans l’orientation voire la coordination des décisions, par l’intermédiaire de ses politiques publiques, mais celles-ci peuvent varier en efficacité selon leurs modalités et les comportements qu’elles cherchent à influencer. Il est donc essentiel d’approfondir l’analyse de l’articulation entre objectifs de décarbonation, outils mis en place et rationalité des acteurs économiques. Le choix des objectifs n’est pas indépendant des modalités que l’on peut mobiliser pour les atteindre.
Prenons l’exemple de la fiscalité énergétique: une taxe carbone peut inciter les individus et les entreprises à réduire leurs émissions, mais son efficacité dépend de la prévisibilité de son évolution, de son impact sur la compétitivité internationale, des alternatives technologiques disponibles et de leurs coûts, de la redistribution du produit de la taxe qui est effectuée. De même, les subventions aux rénovations énergétiques des logements peuvent rencontrer des freins liés à des coûts résiduels élevés ou à une information insuffisante des ménages. S’il y a des raisons qui conduisent à favoriser un outil plutôt que l’autre, ou si les niveaux d’objectifs fixés dépendent de l’efficacité relative supposé de ces outils, cela n’est pas suffisamment explicité dans les documents.
En étudiant de manière plus fine ces interactions, il serait vraisemblablement possible de mieux calibrer à la fois les objectifs et les instruments de la décarbonation, en veillant à ce qu’ils soient cohérents et complémentaires. Une telle démarche pourrait également permettre d’identifier des synergies entre politiques publiques, par exemple entre soutien à l’innovation et fiscalité verte, pour en maximiser l’efficacité.
Les évolutions dans le champ de l’énergie et du climat ne peuvent être isolées du reste de l’économie. Elles s’inscrivent dans un système économique global par nature complexe, régi par la recherche de l’atteinte d’objectifs multiples, comme l’emploi, le pouvoir d’achat, la compétitivité ou encore la stabilité des prix. Pourtant, l’analyse des interactions entre ces politiques et l’économie générale est très peu explicitée dans les documents de la SNBC et de la PPE.
Ces derniers traitent insuffisamment des mécanismes par lesquels les politiques climatiques impactent des variables économiques clés, telles que l’inflation ou la croissance. Des évaluations macroéconomiques ont été et seront menées, mais celles-ci reposent sur l’utilisation d’un seul et unique modèle, dont les résultats dépendent par définition de la manière dont ce modèle a été conçu, et dont on pourrait questionner les résultats. A titre d’exemple, les documents ne précisent pas comment les trajectoires de décarbonation s’articulent avec les impératifs de compétitivité dans un contexte de concurrence internationale. Ce raisonnement, mené en grande partie comme si l’économie française évoluait indépendamment des dynamiques mondiales, limite la portée des préconisations et des trajectoires envisagées.
Une meilleure intégration de ces dimensions économiques permettrait d’élaborer des scénarios plus robustes et cohérents sinon plus réalistes. Elle aiderait aussi à identifier d’autres leviers d’action plus à même de réconcilier les objectifs climatiques et économiques, tout en minimisant les effets indésirables des leviers actionnés. Cela implique en particulier de prendre davantage en compte les stratégies menées à l’étranger, qui influencent directement les conditions économiques nationales.
Cette approche complémentaire contribuerait à donner aux entreprises et aux ménages une vision plus réaliste des transitions nécessaires, tout en favorisant une adhésion accrue à ces politiques grâce à une meilleure prise en compte de leurs attentes générales, au-delà du seul cadre énergétique et climatique.
Pour atteindre ses objectifs climatiques de manière économiquement efficace, la France doit s’appuyer sur des critères d’optimalité explicites permettant d’évaluer et de prioriser ses efforts de décarbonation. Parmi ces critères, le critère du coût par tonne de CO₂ évitée est central : il permet de maximiser l’efficacité économique totale des mesures adoptées.
Ce type d’optimisation pourrait conduire à répartir différemment les objectifs sectoriels, en ciblant en priorité les secteurs où les réductions d’émissions sont les moins coûteuses. Elle devrait également conduire, au sein de chaque secteur, à mieux calibrer les outils de politique publique utilisés afin de les orienter avec plus de finesse vers les acteurs et les actions pour lesquels les coûts sont les plus faibles.
Cependant, une stratégie reposant uniquement sur ce critère risque de manquer de profondeur. Une vision trop étroite, limitée au coût immédiat par tonne évitée, doit être élargie. Les baisses tendancielles des coûts technologiques, les synergies industrielles, les potentiels effets d’échelle et d’apprentissage, les ruptures technologiques futures sont autant de facteurs à intégrer. Par exemple, investir dès aujourd’hui dans l’hydrogène décarboné ou le captage de carbone, bien que relativement coûteux à court terme, pourrait accélérer leur adoption, stimuler l’innovation et réduire les coûts globaux à moyen et long terme. Le développement de telles solutions de décarbonation pourrait par ailleurs répondre à des besoins de décarbonation bien au-delà des frontières de la France, avec des gains climatiques mondiaux et des gains économiques pour la France à la clé via l’exportation de solutions originales à même de façonner de nouveaux avantages comparatifs. Ce développement permettrait également de déployer dans des pays à la production très carbonée des solutions de décarbonation présentant des coûts d’abattement plus faibles que dans notre pays, ce qui contribuerait à maximiser le rendement de l’action climatique mondiale.
Si un tel travail d’analyse et d’optimisation sur plusieurs critères est complexe à réaliser, la stratégie proposée en l’état actuel ne comporte probablement pas suffisamment d’éléments y faisant référence alors qu’elle gagnerait à les intégrer.
Réduire les émissions mondiales de CO₂, où qu’elles aient lieu, est essentiel pour lutter contre le changement climatique. Une tonne de CO₂ évitée a le même effet bénéfique sur le climat, qu’elle soit réduite en France ou ailleurs. Dans ce contexte, la France peut jouer un rôle majeur dans la décarbonation mondiale, notamment en réindustrialisant son économie pour produire, de manière décarbonée, des biens actuellement importés et fabriqués dans des pays où l’intensité carbone est plus élevée.
La réindustrialisation de la France, en s’appuyant sur son mix électrique très peu carboné, et sur un potentiel important de développement des énergies non-électriques décarbonées, constitue ainsi un levier clé de décarbonation mondiale, par la réduction de son empreinte nationale. En produisant localement des biens tels que des batteries ou des équipements industriels, la France peut non seulement contribuer à la décarbonation mondiale, mais aussi renforcer sa souveraineté économique et réduire sa dépendance aux importations.
Cependant, les politiques actuelles de tarification du carbone, bien qu’efficaces pour limiter les émissions locales, pèsent sur la compétitivité des entreprises françaises face à des régions concurrentes moins contraintes. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), en cours de mise en œuvre, ne résout malheureusement pas pleinement ce problème, voire de façon contre-intuitive contribue à l’aggraver. Sa couverture très limitée et l’absence de prise en compte des exportations, en plus des complexités administratives inhérentes, entraînent un risque accru de fuite de carbone, notamment dans les chaînes de valeur industrielles.
Les documents de la SNBC et de la PPE ne tirent pas suffisamment les leçons de cet objectif de réduction de l’empreinte carbone de la France dans un contexte d’interdépendance commercial vis-à-vis du reste du monde. Pour maximiser son impact mondial, la France doit compléter ses politiques climatiques domestiques par des mesures favorisant sa compétitivité à l’international, tout en encourageant une production décarbonée sur son territoire.
Les politiques climatiques doivent trouver un équilibre entre politiques de soutien à la demande et de soutien au développement de l’offre technologique de décarbonation. Encourager la demande, par exemple à travers des subventions pour les énergies renouvelables ou les véhicules électriques, est important pour accélérer la transition énergétique et permettre l’atteinte d’effets d’échelle et d’apprentissage. Cependant, si cette demande est satisfaite principalement par des importations, cela risque d’aggraver le déficit commercial de la France, son empreinte carbone, sa dépendance aux importations, et de contraindre son développement industriel et technologique.
Pour éviter ce déséquilibre, le développement stratégique d’une véritable politique de l’offre est nécessaire. Cela implique de renforcer le soutien à l’innovation, à la production et au déploiement de technologies bas-carbone sur le territoire français. C’est la voie suivie par les Etats-Unis et la Chine. Le développement local de filières stratégiques, comme les batteries, l’hydrogène bas-carbone, les technologies d’énergies renouvelables, ou la capture du carbone, permettrait non seulement de répondre à la demande domestique, mais aussi de positionner la France comme un acteur clé sur les marchés mondiaux.
Les documents de la SNBC et de la PPE devraient accorder une place centrale à ce type de stratégie industrielle. Ils pourraient montrer comment utiliser la transition énergétique comme un levier de croissance économique et de compétitivité internationale, tout en s’assurant que les politiques climatiques renforcent les capacités d’innovation et la souveraineté technologique de la France. Une telle approche transformerait la décarbonation en une opportunité de conquête économique, plutôt qu’en un simple coût.
La transition énergétique nécessite des investissements massifs, que nous avons estimés entre 60 et 80 milliards d’euros par an, en plus des investissements tendanciels. Ces chiffres ont été confirmés plus récemment par le Rapport Pisani-Ferry Mahfouz puis par les analyse de la DG Trésor. Dans un contexte de forte contrainte budgétaire, où les réductions de dépenses et la limitation de l’endettement sont prioritaires, il est essentiel de définir une stratégie de financement réaliste pour mobiliser ces montants sans fragiliser un peu plus une équation budgétaire de l’Etat déjà extrêmement tendue.
Dans ce contexte, il est indispensable d’associer à la stratégie de décarbonation de la France une véritable stratégie de financement qui aille de pair et permette sa réalisation concrète. Si le gouvernement a bien publié récemment un document intitulé "stratégie pluriannuelle de financement de la transition écologique"», le document pêche par l’absence d’une stratégie concrète de financement.
Trouver une solution à cette équation complexe du financement requiert de diversifier les sources de financement et de maximiser l’effet de levier des fonds publics. Par exemple, des partenariats public-privé (PPP) peuvent être utilisés pour partager les risques et attirer des capitaux privés. L’État pourrait également jouer un rôle de garant plutôt que de principal investisseur, comme cela a été le cas avec les prêts garantis par l’État (PGE) pendant la crise sanitaire.
Par ailleurs, il serait opportun d’orienter davantage l’épargne privée vers le financement de projets productifs et "verts". Cela pourrait passer par des incitations à investir dans des fonds de développement industriel et de transition, et par l’essor des outils déjà en place comme les obligations "vertes".
Les documents de la SNBC et de la PPE gagneraient ainsi à inclure dans leur développement une feuille de route explicite quant à la manière dont ces outils seront articulés pour assurer le financement de la transition.
Les enjeux climatiques imposent des transformations radicales de nos systèmes économiques et sociaux. Ces mutations ne peuvent réussir que si elles s’appuient sur une stratégie cohérente et intégrée. La SNBC et la PPE constituent dans cette optique des cadres de réflexion précieux. Ils gagneraient cependant à intégrer de manière plus approfondie la nécessaire conciliation entre objectifs climatiques et objectifs économiques, en particulier de croissance et de compétitivité, afin de permettre une meilleure articulation d’objectifs climatiques élevés avec les aspirations à la progression du niveau de vie de l’ensemble de la population. L’un ne peut durablement aller sans l’autre.
La transition énergétique et climatique est parfois vue comme un fardeau, elle peut aussi devenir un levier de croissance pour la France. Cela suppose de dépasser les visions qui opposent systématiquement environnement et économie, pour embrasser une stratégie plus ambitieuse et plus globale. Une meilleure articulation entre objectifs climatiques et politiques publiques, une intégration plus fine des dynamiques économiques nationales et internationales, une politique de l’offre technologique forte, et une clarification des stratégies de financement sont autant de pistes pour réussir cette double transformation.
En promouvant une meilleure articulation entre objectifs climatiques et compétitivité, la France pourrait contribuer au repositionnement de l’Union européenne face aux stratégies ambitieuses des États-Unis et de la Chine.
La France peut jouer un rôle moteur au niveau mondial en s'appuyant sur ses atouts, un mix électrique décarboné et un potentiel important de développement de technologies innovantes. En tirant parti des opportunités qui se présentent dans cette décennie cruciale pour l’action climatique mondiale, elle peut non seulement répondre au défi climatique, mais aussi renforcer son influence économique et sa souveraineté industrielle. Cette conciliation d’objectifs gagnerait ainsi à être placée plus fermement encore au cœur de la stratégie nationale.
Ces constats, bien que formulés à l’échelle française, s’appliquent tout autant au niveau européen, où de nombreux textes encadrant la transition énergétique et climatique sont décidés. L’Union européenne joue un rôle central dans la définition des objectifs climatiques et la régulation des marchés. Il serait donc pertinent que la France, forte de ses spécificités et de ses ambitions, plaide pour des inflexions similaires à celles défendues dans ce document à l’échelle européenne. En promouvant une meilleure articulation entre objectifs climatiques et compétitivité économique, une politique industrielle renforcée, et des mécanismes de financement innovants, la France pourrait contribuer au repositionnement de l’Union face aux stratégies ambitieuses des États-Unis et de la Chine dans ce domaine.