L'Europe est-elle condamnée au rôle de variable d’ajustement des trois puissances impériales que sont les Etats-Unis, la Russie et la Chine, tant sur le plan économique que diplomatique? L’observation attentive des rapports de force économiques de l'Union européenne avec chacun de ces pays offre d’autres perspectives. 

Déjà spectatrice de la course à l’hégémonie économique et technologique engagée entre les États-Unis et la Chine, l’Europe est en passe de le devenir également des négociations russo-américaines autour du sort de l’Ukraine. Est-elle pour autant condamnée au rôle de variable d’ajustement de ces trois puissances impériales, elle qui n’a plus rien d’un empire? Rien n’est écrit d’avance, mais le temps presse pour afficher son unité, d’une part, et fourbir ses armes économiques et financières, d’autre part. Les Trumpistes et leurs affidés européens, les Russes et les Chinois cherchent à nous imposer un récit, celui d’un alignement nécessaire. L’observation attentive des rapports de force économiques offre d’autres perspectives. 

Le PIB européen est 10 fois supérieur à celui de la Russie

Commençons par notre relation à la Russie. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, la dépendance européenne à l’énergie russe a reculé dans de grandes proportions, pour être remplacée par des approvisionnements en gaz américains et issus du Golfe. Surtout, le rapport des puissances respectives est sans appel. La population de l’Union Européenne (UE) est trois fois plus importante que celle de la Russie. Sa natalité est déclinante mais pas plus que ne l’est celle de la Russie. Le rapport des puissances économiques est encore plus net: le PIB de l’Union européenne est 10 fois supérieur à celui de la Russie dont le niveau d’activité est moindre que celui de la seule Italie. La Russie, c’est 3,5% de la production industrielle mondiale (énergie comprise), l’UE: 15%. 

L'Europe, indispensable marché pour la Chine

Notre rapport à la Chine est très déséquilibré sur le plan commercial: le déficit de l’UE est de l’ordre de 250 milliards de dollars (+150 depuis la période pré-Covid). L’économie chinoise, dont la demande interne reste plombée par la crise immobilière et dont l’accès au marché américain est de plus en plus complexe ne peut se passer du marché européen, quand bien même ses échanges avec les économies émergentes s’approfondissent. Le marché européen demeure indispensable pour écouler des produits issus d’activités en situation d’une telle surcapacité que désormais près de 30% des entreprises industrielles chinoises fonctionnent à perte. 

Par un curieux effet de retour de boomerang, le marché européen a désormais la même allure que naguère le marché chinois aux yeux des industriels européens. L’accès à cet eldorado se faisait souvent aux conditions chinoises, c’est-à-dire dans le cadre d’une joint-venture à capitaux chinois majoritaires et impliquant des transferts de technologie grâce à une production domestique. L’Europe peut désormais retourner les injonctions chinoises du passé vers elle, tant la Chine est devenue dominante pour nombre de technologies, en contrepartie de l’accès au marché européen pour ses entreprises.

L'Europe, pourvoyeur en capitaux des Etats-Unis 

Quant aux États-Unis, outre la maîtrise européenne dans l’industrie de biens d’équipement indispensable à toute hypothétique réindustrialisation, notre meilleure arme tient au financement de leur déficit public abyssal. La politique d’attractivité américaine à coups de subventions et de droits de douane vise à localiser des investissements productifs sur le territoire américain. Mais elle comporte également un versant financier. 

En 2024, les entrées nettes de capitaux européens ont absorbé un quart de l’augmentation de l’encours des titres publics américains. Sauf à monétiser le déficit, continuer à attirer des capitaux européens contribue à tempérer la hausse des taux longs aux États-Unis. D’autant plus qu’à l’inverse des Européens, les investisseurs chinois et japonais sont, officiellement du moins, vendeurs nets de titres du trésor américain. Bien sûr, les Européens ne vont pas décréter un arrêt du financement américain, mais l’amélioration de la rentabilité des investissements en Europe pourrait réduire d’autant les incitations à la sortie des capitaux. 

L’adage dit que si vous n’êtes pas à la table des négociations, c’est que vous êtes au menu… L’Europe doit avant tout se convaincre de ses propres forces, un préalable à toute action de diplomatie économique, pour s’éviter la position fâcheuse de se retrouver cantonnée au rôle du plat de résistance. 

> Pour l'Europe, il n'y a pas de fatalité, que des renoncements
Chronique de Denis Ferrand parue dans Les Echos le 3 mars 2025