Focus
Synthèse conjoncturelle hebdo
Denis Ferrand livre son analyse des principaux risques qui pourraient affecter les perspectives 2024 et la croissance économique aux Etats-Unis, en Europe, et en France en particulier. Alors que la fin de l'année 2023 est marquée par le reflux de l'inflation, les fortes hausses de taux d'intérêt administrées pour la contenir continueront d'affecter l'activité et de générer des risques. Les tensions sur les trésoreries et les conditions de financement des entreprises, sur les marchés obligataires, le marché du logement, seront à surveiller. Les risques géopolitiques restent quand à eux bien présents.
Quel est votre scénario de croissance pour l'Europe et la France pour 2024?
En 2023, la croissance en Europe et en France a été freinée par la dépense des ménages, qu’il s’agisse de consommation ou d’investissement en logement, mais elle a été plutôt soutenue par le dynamisme des dépenses des entreprises en matière d’investissement ou d’emploi. Les moteurs de la croissance s'inverseraient en 2024 avec un peu moins de "B to B", en raison d’une prudence accrue par les entreprises face à des charges financières plus mordantes, et un peu plus de "B to C", avec la décrue de l’inflation qui se confirmerait en 2024.
De quelle manière les trois risques géopolitiques que sont la guerre en Ukraine, le conflit israélo-palestinien et les élections présidentielles américaines, affectent-ils vos prévisions?
Ce sont moins les risques avérés que sont la guerre en Ukraine ou le conflit israélo-palestinien, que leurs risques de débordements ou d'extension, par exemple à l’Iran, ou du blocage du commerce international qu’ils pourraient entraîner qui sont à redouter. Une réelection de Donald Trump à la Présidence des Etats-Unis en 2024 ne changerait pas radicalement la politique économique américaine, marquée du sceau d’un véritable réarmement productif.
Faut-il s'inquiéter de la remontée des défaillances d'entreprises en France ?
La remontée des défaillances procède pour l’instant essentiellement d’un effet de rattrapage, mais il ne faut pas se tromper de métrique. Le chiffre global des défaillances est certes au même niveau qu’en 2019, mais ce n'est pas lui qu’il convient de regarder car il est fortement influencé par le nombre de micro-entreprises défaillantes. L’impact économique des défaillances des PME, ETI et grandes entreprises est lui bien plus massif. Or, le nombre actuel des PME et ETI défaillantes excède déjà de plus de 30% celui de 2019.
Les signes avant-coureurs, tel que le nombre d’ouvertures de procédures de sauvegarde, sont aussi plutôt alarmants car ils ont rejoint les niveaux records atteints au début des années 2010, après la grande crise financière. Plus qualitativement, le recul des actifs financiers réels des entreprises et l’augmentation des délais de paiement sont également des indicateurs d’une fragilisation des trésoreries d'entreprises. Ce sera un des gros points de vigilance en 2024.
Les Banques centrales ont fortement augmenté leurs taux d’intérêt ces derniers mois, cela vous paraît-il suffisant pour que l’inflation retombe à 2% en rythme annuel ? Faut-il relever la cible d'inflation?
L’inflation de base a déjà fortement ralenti en zone euro. Mesurée en glissement sur un an, elle n’est plus que de 3,6%. Surtout, elle est inférieure à 1% observée sur les six derniers mois en rythme annualisé. Cela tient à l’amorce d’une baisse des prix des produits manufacturés consommés par les ménages, et s’explique aussi par la relativement faible transmission des hausses de salaires dans les prix des services jusqu’à présent. Si ce dernier mouvement se confirme dans les prochains mois, le retour à 2% pourrait se faire rapidement en Europe.
Le point important est que cet affaiblissement de l'inflation n'est que le résultat de l’antidote administré par les banques centrales: les hausses de taux ont contribué à casser la demande en Europe, bien plus sûrement qu’aux Etats-Unis où les ménages ont puisé dans leur surépargne pour maintenir un niveau très élevé de consommation.
Si la politique monétaire a été très similaire des deux côtés de l’Atlantique, c’est l’inverse pour la politique budgétaire. Alors que l’Europe a réduit la voilure, les Etats-Unis ont fait le pari inverse en augmentant de plus de 4 points de PIB leur déficit public entre 2022 et 2023. Cette impulsion budgétaire, ciblée sur l’offre pour réarmer le système productif, a fortement soutenu l’activité. Dans ce contexte, le retour à 2% d'inflation, cible qui ne pourra être questionnée qu’une fois retrouvée, pourrait s’avérer un peu plus long aux Etats-Unis qu’en Europe.
Les marchés obligataires ont montré de forts signes de nervosité ces derniers temps, pensez-vous que les coûts auxquels se financent Etats et entreprises pourraient encore croître après la fin de la hausse des taux d’intérêt directeurs ?
Les taux obligataires ont connus des mouvements vertigineux en 2023. Au même titre que leur hausse jusque fin octobre 2023 a peut-être été trop brutale, les marchés anticipant notamment l’installation dans une situation d’inflation durable, leur baisse actuelle est sans doute un peu trop rapide au regard du changement d’équilibre sur le marché des fonds prêtables.
Les transitions environnementale et numérique, les enjeux de souveraineté de la production dans les différentes zones économiques, la reconfiguration des échanges mondiaux, sont autant de vecteurs d’une augmentation de la demande de fonds prêtables et de gisement d’une inflation structurellement un peu plus forte que lors des deux dernières décennies. Dans ces circonstances, les conditions d’un retour, au demeurant peu souhaitable, à la situation antérieure de très faibles taux d’intérêt et même de taux réels négatifs, est peu probable.
En début d’année 2023, des banques américaines liées au secteur de la tech ont fait faillite et UBS a été contrainte de se porter au secours de Crédit Suisse, quel est le plus gros risque pour la stabilité financière qui pourrait apparaître en 2024 ?
Le risque de l’embouteillage est croissant. Les levées de capitaux par les entreprises, notamment via des émissions obligataires, avaient été massives en 2020 et 2021, dans des conditions de taux très favorables. Elles ont été beaucoup plus maigres par la suite, en raison des hausse de taux. Le roulement de la dette corporate et de la dette publique va concerner des montants croissants en 2024 et plus encore en 2025. Or les financeurs risquent d’avoir à faire face à des besoins accrus de provisionnement de pertes du fait de la baisse de prix de nombreux actifs (immobilier de bureaux et commercial, prix des obligations notamment, quand elles ne sont pas portées à l’échéance). L’équilibre du marché des fonds prêtables risque de se révéler plus instable et donc sujet à des turbulences, mais, comme à l’accoutumé, la manifestation du risque viendra probablement d’une zone qui ne manquera pas de surprendre.
La crise du logement constitue-t-elle une bombe à retardement pour la France? Si oui, quelles mesures permettraient de la désamorcer ?
La crise du logement est avant tout une crise de la production de logements. À court terme, l’activité de production de logements a été cassée par la répercussion de la hausse des taux d’intérêt et d’un accès devenu plus difficile au financement bancaire: les prix ne s’étant pas ajustés à la hausse des taux, le pouvoir d’achat des ménages en logement a chuté. Nous estimons qu’une baisse de 20% des prix serait nécessaire pour compenser l’impact des hausses de taux sur le pouvoir d’achat résidentiel.
A moyen terme, cette situation risque d’alimenter un déficit d’offre de logements qui est le fondamental sous-jacent à cette crise. Tous les leviers qui contribueraient à dégripper l’offre de logements sont à examiner: densification, fiscalité, règles de délivrance des permis de construire, etc. L'accès au logement est aussi une condition de la mobilité de la population, soit un enjeu plus général de croissance de l’économie.
Article tiré de "L'année 2024 vue par Denis Ferrand",
paru dans une série d'articles de Wansquare, avec les contributions de Patrick Artus, conseiller économique de Natixis ; Christophe Caffet, chef économiste de Coface ; Monica Defend, directrice d'Amundi Investment Institute ; Nicolas Goetzmann, chef économiste de la Financière de la cité ; William de Viljder, chef économiste de BNP Paribas...