Pour Le Point, Denis Ferrand et Olivier Redoulès analysent l'impact potentiel du projet de Budget 2025 sur les entreprises et l'économie françaises. Entre les hausses d'impôt et la refonte ou la suppression d'allégements et exonérations, les entreprises supportent les trois-quarts de l’effort fiscal du projet de Budget 2025. Au delà de l'effet récessif, inévitable à court terme, des mesures de consolidation budgétaire, ce choix risque de fragiliser la dynamique d'investissement installée par une dizaine d’années de politique de l’offre. A moyen terme, moins d'investissement signifie moins de croissance et donc plus d'efforts budgétaires pour maitriser le poids du déficit public dans le PIB.

La hausse de la fiscalité représenterait non pas 20 milliards comme annoncé initialement, mais près de 30 milliards, dont les trois-quarts seraient supportés par les entreprises. Comment l'expliquer ?

Denis Ferrand - Le levier fiscal est le plus facile à actionner lorsqu’on doit établir un budget en urgence, car augmenter les impôts est une mesure rapide, facile à maîtriser et à mettre en place. À l’inverse, réduire les dépenses exige une réorganisation et une réflexion plus approfondie. Or, le gouvernement de Michel Barnier n’a pas disposé de ce temps de réflexion. Il faut dire aussi que le consensus politique est plus facile à atteindre pour des hausses d’impôts dès lors qu’elles ciblent les ménages aisés et les grandes entreprises.

Certaines mesures présentées comme des baisses de dépenses par le gouvernement ont été requalifiées comme des éléments fiscaux. C’est le cas de la refonte des allègements de charge sur les bas salaires ou encore des coups de rabot sur plusieurs dispositifs d’exonération, comme celui sur les apprentis et les start-up. Au bout du compte, l’effort fiscal est bien supporté aux trois quarts par les entreprises et un quart seulement par les ménages.

Notons toutefois qu'en matière fiscale la frontière entreprises/ménages peut-être poreuse. Prenons l’exemple d’un ménage aisé soumis à une augmentation de la fiscalité. Cette hausse pourrait le conduire à réduire ses investissements dans son entreprise. Ainsi, la charge fiscale qui touche initialement un ménage peut affecter son entreprise. Ce qui compte, finalement, c’est d’apprécier les différents types de mesures, en fonction de l'incidence qu’elles vont avoir sur les projets d’investissement et sur les projets d’embauche.

Les hausses d'impôt signent-elles la fin de la politique de l’offre?

Olivier Redoulès - Ce budget met un terme, en quelque sorte, à une dizaine d’années de politique de l’offre, oui. Celle-ci est née d’une forme de consensus transpartisan puisque elle a été amorcée sous la présidence de François Hollande par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault, notamment avec le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Cette politique de l’offre a été prolongée après 2017 avec la baisse de l’impôt sur les sociétés engagée par Emmanuel Macron, effort amplifié ensuite avec la baisse des impôts de production depuis 2021.

Ces mesures favorables aux entreprises nous ont à peine rapprochés des standards européens. Concernant l’impôt sur les sociétés, on est à la moyenne. En revanche, si l’on se penche sur les impôts de production et les cotisations sociales, la France reste très au-dessus. Si cette inflexion du premier budget Barnier se confirme, nous risquons donc de rendre l’économie française à nouveau moins attrayante car moins rentable.

Cela signifie que l'on risque de pénaliser les investissements. En 2023, pour la cinquième année consécutive, la France a conservé son rang de première destination européenne des investissements directs étrangers, selon l’édition 2024 du Baromètre EY de l’attractivité. Un investissement aujourd’hui, c’est la croissance de demain. Cette inflexion risque de briser tout l’effort collectif, qui a impliqué ministres et administrations, mais aussi souvent les dirigeants d’entreprise eux-mêmes, pour convaincre investisseurs et boards étrangers de choisir la France.

On risque de fragiliser la dynamique positive qui s’était installée. Si l’on compare l’évolution de l’investissement en France à celui en Allemagne depuis 2017, l’écart est frappant. Il est de 10% supérieur en France.

Denis Ferrand : En augmentant les impôts et en envoyant un message contraire à celui diffusé depuis 10 ans, on risque de fragiliser la dynamique positive qui s’était installée. Si l’on compare l’évolution de l’investissement en France à celui en Allemagne depuis 2017, l’écart est frappant. Il est de 10% supérieur en France.

Quel sera l'impact du budget sur la croissance en 2025?

Denis Ferrand - La manière dont une correction budgétaire est mise en œuvre influence fortement son impact sur l’économie. Tout dépend des leviers fiscaux activés et des types de réductions budgétaires opérées. Une chose est certaine: un impact récessif à court terme est inévitable. Réduire la dépense publique implique une perte pour les bénéficiaires de cette dépense, tandis qu’une hausse des impôts réduit les marges de manœuvre des entreprises.

Olivier Redoulès - Quand la situation des finances publiques devient insoutenable, l’enjeu n’est plus de préserver la croissance à court terme, mais avant tout de ne pas compromettre la croissance à moyen terme. Si la croissance future est affaiblie, des efforts budgétaires plus importants seront nécessaires par la suite. Les investisseurs, les marchés financiers, et nos partenaires européens évaluent notre capacité à gérer la dette en se basant sur notre potentiel économique à moyen terme.

La France devrait-elle s'inspirer du modèle japonais?

Denis Ferrand - Le Japon se caractérise par un fort taux d’emploi, une forte robotisation de l’économie et une propension à exporter ses capitaux à l’étranger, notamment dans les pays jeunes, d’où ses entreprises tirent des dividendes. Sa dette publique atteint certes 250% du PIB, mais est en majorité détenue par les Japonais. Elle est donc interne à l’économie japonaise, là où la dette française est placée pour moitié à l’étranger, ce qui en limite sa maîtrise. Les différences entre la France et le Japon sont trop conséquentes pour que la France puisse, dès aujourd’hui, s’en inspirer.

Olivier Redoulès - Plusieurs pays qui ont réussi à surmonter des difficultés financières peuvent être sources d’inspiration. Il y a bien sûr l’Asie émergente. Très endettée dans les années 1990, elle a traversé une grande crise mais est devenue ensuite la locomotive de l’économie mondiale. Les pays nordiques ont aussi relevé le défi. La Suède des années 1980 se trouvait dans une situation peut-être pire que celle de la France aujourd’hui, mais elle a réussi à redresser la barre tout en maintenant un État providence. Plus près de nous, l’Italie, le Portugal et la Grèce ont mis en œuvre des réformes importantes, parfois avec des ajustements brutaux sous contrainte extérieure, mais ces efforts ont largement payé.
 

Propos recueillis par Kevin Badeau, article paru dans Le Point du 15 octobre 2024