Focus
Synthèse conjoncturelle hebdo
Plus que des doutes sur la croissance, l'envolée de la dette des entreprises peut expliquer le changement de stratégie monétaire américaine. Rapportée aux résultats d'exploitation, la charge de cette dette baisse encore, mais sa qualité pose question. Les entreprises à faible niveau de notation ont vivement accru leur recours au crédit (leveraged loans) en vue notamment d'opérations de rachat d'entreprises en LBO. Ces dernières s'effectuent à des prix très élevés qui interrogent sur leur rentabilité.
Rarement la Fed aura changé de pied aussi rapidement qu'elle l'a fait en six mois. Alors qu'elle prévoyait encore le 19 décembre dernier de procéder à deux hausses de son principal taux directeur, cette anticipation était devenue caduque dès début janvier. Ce sont désormais deux baisses de taux d'ici à la fin de 2019 qu'attendent les marchés financiers.
Pourtant, si la "job machine" américaine a déjà un peu ralenti, l'environnement macroéconomique n'a pas été bouleversé en six mois au point de susciter un tel revirement.
Un première alarme a sonné en décembre quand, dans les dix jours suivant la dernière hausse des taux directeurs décidée par la Fed, l'écart de taux entre les titres d'entreprises de la plus haute notation et ceux d'entreprises de catégorie spéculative a augmenté de 70 points de base.
A plus de 47% du PIB, le niveau de la dette des entreprises américaines n'a jamais été aussi élevé. Toutefois, rapportée aux résultats d'exploitation, la charge de cette dette s'affaiblit encore, grâce à la baisse des taux et à une croissance toujours vive. Cette observation peut rassurer quand on se souvient qu'une dégradation de la solvabilité de la dette des entreprises a quasi toujours précédé les récessions américaines depuis 1970. Autre point rassurant, la dette rapportée aux fonds propres de l'ensemble des sociétés non financières n'a pas monté. La structure de leur bilan est ainsi restée stable. Les taux de défaut sur les prêts bancaires, comme sur les obligations, sont également encore à des niveaux très bas.
• C'est avant tout la qualité de l'endettement qui pose question
Le risque lié à cette dette n'est pas global mais bien local. C'est à la fois le profil des porteurs de cette dette et les motivations de l'endettement qui sont problématiques. En particulier, les entreprises à faible niveau de notation ont vivement accru leur recours au crédit bancaire sous une forme syndiquée (leveraged loans) en vue notamment d'opérations de rachat d'entreprises effectuées en LBO. Conséquence de cet afflux de fonds, ces opérations sont réalisées à des niveaux de prix très élevés (11 fois les résultats d'exploitation des entreprises acquises en 2018 contre 9,4 en moyenne depuis 15 ans) qui interrogent leur rentabilité à terme.
Ces prêts font ensuite souvent l'objet d'une titrisation sur le marché sous forme de CLO (collateralized loan obligation). Ces derniers sont ainsi aux leveraged loans ce qu'étaient les MBS (mortgage-backed securities), titres adossés à des créances hypothécaires) aux funestes crédits subprimes. Le niveau de risque porté par les CLO est toutefois moindre que celui des MBS en raison à la fois de leur mode de financement, de la diversité sectorielle des collatéraux propres aux CLO ou encore de la retitrisation très marginale de créances titrisées.
• Le mur des échéances de la dette deviendra plus dur à franchir dès 2021-2022
Les craintes suscitées par l'endettement tiennent moins à cette titrisation qu'aux conditions à venir du dénouement de la dette contractée par les entreprises à fort effet de levier. Le mur des échéances de la dette s'échafaude progressivement et c'est surtout à partir de 2021-2022 qu'il deviendra ardu à franchir pour les entreprises de catégorie dite spéculative. Surtout si leur capacité à honorer ces échéances venait à être amoindrie par un ralentissement de la croissance ou une hausse de taux.
Chronique de Denis Ferrand
Parue dans Les Echos, le Cercle du 18 juin 2018